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Collectionneurs et antiquaires

Enquêter sur les collectionneurs d’art africain en Afrique de l’Ouest n’oblige pas seulement à questionner la distinction entre collection publique et privée. Comme on vient de le voir, cela nécessite aussi d’interroger celle qu’il convient d’établir (ou non) entre marchand d’art et collectionneur et, plus largement, les transferts, les définitions et les emplois locaux du terme même de « collection ». De ce point de vue, la meilleure approche est celle de Derlon et Jeudy-Ballini, pour qui « est collectionneur quiconque s’estime tel » (2008 : 33). Mais si l’on étudie les conceptions locales des pratiques de collection, il importe de s’intéresser à la fois à qui se dit et à qui est dit collectionneur. Dans un contexte où de telles pratiques ne vont pas de soi, il s’avère particulièrement fructueux de questionner les écarts entre les motivations exprimées par les collectionneurs et celles qui leur sont communément attribuées. Chez de nombreux interlocuteurs, l’attribution habituelle d’une motivation commerciale aux collectionneurs est révélatrice : il est couramment admis que tous les marchands d’art africain sont collectionneurs.

Un professionnel de musée proposait par exemple de distinguer trois catégories de collectionneurs : « ceux qui collectionnent et qui gardent », particulièrement rares, « ceux qui collectionnent pour faire un musée », dont on a vu qu’ils étaient visibles et connus, et enfin « ceux qui collectionnent et qui revendent », qu’il considérait comme étant de loin les plus nombreux. Ce qui pourrait apparaître comme une confusion relève d’abord d’une difficulté de traduction. Dans les langues vernaculaires, le mot « collection » est traduit par des termes signifiant plus généralement le fait de « rassembler » ou de « regrouper » des objets : ticse en mooré, dajale en wolof (une telle ambiguïté est d’ailleurs déjà présente en français, le sens premier de « collection » désignant l’action de recueillir ou de rassembler). Doit-on pour autant considérer comme collectionneurs d’art africain l’ensemble des antiquaires ? Si les populations locales ne distinguent généralement pas les collectionneurs (au sens strict du terme) des marchands d’art africain, ces derniers ne cessent au contraire d’établir des distinctions. Ainsi que l’a indiqué Christopher B. Steiner à propos du marché de l’art à Abidjan, « loin de constituer un groupe homogène d’entrepreneurs, les marchands d’art établissent entre eux des distinctions de classe et de statut plus ou moins nettes ou subtiles » (1994 : 42). La figure du collectionneur constitue l’un des pôles d’un continuum d’acteurs œuvrant dans le domaine de l’art africain. Un antiquaire sénégalais proposait par exemple de distinguer quatre catégories parmi les personnes qui rassemblent des objets d’art africains : le commerçant ou le vendeur, qui ne s’intéresse pas à l’art et se retrouve taxé de mercantilisme (« c’est l’argent seulement qu’il aime »), le marchand ou le grossiste, qui se spécialise dans l’achat et la vente en gros, l’antiquaire et le collectionneur. Il définissait en ces termes l’activité de collection :

« Une collection commence toujours par un seul objet. Et puis, comme on dit : “L’appétit vient en mangeant”. On regarde l’objet, on l’aime, et puis on en achète d’autres jusqu’à ce que toute la maison soit pleine. C’est cela un collectionneur. Un amoureux de l’art africain. Il achète, mais il ne revend pas. »

L’antiquaire et le collectionneur ont certes en commun « l’amour de l’art », mais le premier doit vendre parce que « son métier, c’est l’art », tandis que le second « a un métier à côté de l’art ». Des affinités existent donc entre l’antiquaire et le collectionneur, et les deux catégories ne sont pas étanches. La création récente de l’Association des antiquaires et collectionneurs d’art africain au Sénégal, initiée par des marchands d’art, témoigne bien de cette proximité affichée. Mais si les antiquaires sont souvent définis aussi comme collectionneurs, au point qu’une synonymie est établie entre les deux termes, eux-mêmes distinguent parfaitement les deux activités et établissent une différence entre leurs collègues qui sont par ailleurs collectionneurs et ceux qui rassemblent des objets uniquement pour les revendre. De ce point de vue, il est exagéré d’affirmer qu’« aucune distinction claire ne peut être établie entre les catégories de collectionneur, de marchand, d’ethnologue ou d’artiste » (Corbey, 2000 : 139).

Il existe donc des antiquaires qui ont également des pratiques de collection privée. Certains collectionneurs peuvent devenir marchands dans un second temps, notamment s’ils rencontrent des problèmes d’argent. C’est le cas par exemple de ce juriste sénégalais qui a travaillé pendant de longues années en Côte d’Ivoire où il a constitué une belle collection de sculptures ivoiriennes, avant d’être contraint d’en vendre une partie. Il possède une petite boutique à Dakar, dont il retire parfois certains objets auxquels il est trop attaché pour les rapporter chez lui et les réintégrer à sa collection. Mais la plupart des antiquaires collectionneurs sont d’abord marchands avant de commencer leur collection : il faut gagner suffisamment d’argent (« avoir un capital ») pour se permettre de garder quelques objets pour soi. Un antiquaire et collectionneur sénégalais explique l’origine de sa pratique de la collection en ces termes : « Il y a des pièces anciennes que l’on n’arrive pas à vendre. À force, on s’attache et on les garde pour nous. » Un autre témoigne d’un même attachement : « Il y a des objets qui sont avec moi depuis quarante ans. Je les aime et je ne veux pas les vendre. Si je devais les vendre, ça me ferait mal. » Cet antiquaire et collectionneur septuagénaire a commencé à faire le commerce des œuvres d’art au Togo avant de revenir au Sénégal. Il se souvient de ses débuts de collectionneur :

« Quand j’étais au Togo, je louais un appartement où je rangeais les objets que j’achetais. Chaque fois que je rentrais de voyage, je m’en occupais. Je les rangeais et puis je m’asseyais pour les regarder. Je les regardais longtemps, jusqu’à 4 heures, jusqu’à 5 heures du matin. C’est comme cela que j’ai commencé à aimer les collectionner. »

De la même manière, un jeune antiquaire burkinabè s’est attaché à six statuettes baoulé qu’il conserve chez lui : « Quand je les regarde, je peux m’asseoir et boire de l’eau seulement. » Le désir de collectionner trouve son origine dans le plaisir procuré par une longue fréquentation des objets, par imprégnation en quelque sorte. Des rapports spécifiques se tissent avec certaines pièces qui perdent alors leur statut de marchandise. Un marchand possède une petite collection personnelle qui compte notamment plusieurs masques guéré : « Ils sont derrière moi à la boutique. Si quelqu’un veut les acheter, je dis que c’est réservé pour quelqu’un. » L’un des grands antiquaires de Dakar, également collectionneur, se souvient pour sa part avoir un jour invité chez lui l’un de ses bons clients. Très intéressé par l’un des objets de sa collection personnelle, le client a insisté à plusieurs reprises pour le lui acheter. L’antiquaire se rappelle qu’après avoir refusé plusieurs fois, finalement agacé, il s’est exclamé : « Si on te demandait de vendre ta mère, est-ce que tu la vendrais ? » Depuis, il raconte n’avoir plus jamais invité de clients chez lui. La requalification des objets se joue donc dans la manière que l’antiquaire collectionneur a de les regarder. Deux options s’ouvrent pour eux : la mise en vente et l’entrée en collection.

Les affinités entre antiquaires et collectionneurs s’observent également à un autre niveau, les premiers jouant parfois un rôle déclencheur dans le développement d’un goût pour l’art africain chez les seconds. Tel collectionneur sénégalais, à une époque où il n’achetait que des œuvres d’art contemporain, fréquentait un ami antiquaire qui l’initia à l’esthétique de l’art traditionnel et à l’histoire des objets. Tel autre, stagiaire en France dans les années 1970, a été initié à l’art africain par l’un des plus grands marchands parisiens et a commencé sa collection à son retour à Dakar. Mais les relations entre antiquaires et collectionneurs sont avant tout marchandes. En effet, bien que les collectionneurs ouest-africains vivent dans le contexte de production des objets qu’ils collectionnent, ils ne vont pas chercher eux-mêmes d’objets dans les villages et s’approvisionnent sur le marché de l’art local. Les marchands d’art servent ainsi d’intermédiaires entre les fournisseurs d’objets et les acheteurs.

Comme leurs homologues occidentaux (Steiner, 1994 et 1995), les collectionneurs ouest-africains ne sont presque jamais en contact direct avec les détenteurs des objets. La recherche et l’achat d’œuvres d’art les conduisent donc à entretenir des relations privilégiées avec les antiquaires. Ces derniers apprennent à connaître les goûts de leurs clients, leur téléphonent pour leur signaler les pièces susceptibles de les intéresser. Les collectionneurs sont tenus au courant des négociations que les antiquaires entreprennent pour obtenir tel ou tel objet dans un village, le plus souvent dans d’autres pays. L’un d’entre eux m’expliquait ainsi avoir régulièrement des nouvelles d’une affaire en cours depuis deux ans : les négociations pour l’achat d’un masque dans un village gabonais. Les grands collectionneurs possèdent souvent un réseau de marchands dans plusieurs pays africains : des photographies d’objets leur sont envoyées par courriel, des renseignements fournis par téléphone. Quelques-uns connaissent aussi des antiquaires occidentaux. L’un d’entre eux, par exemple, a demandé à un antiquaire parisien de l’aider à réorganiser sa collection.

Outre l’achat d’œuvres d’art, les relations entre collectionneurs et antiquaires leur permettent d’échanger des connaissances, qu’il s’agisse de renseignements sur le mode d’acquisition des objets ou d’informations techniques ou ethnographiques : « On apprend beaucoup de choses avec les marchands. On leur apprend aussi, quelquefois, des choses. » La confiance est donc un élément central dans la relation qui s’instaure : l’authenticité des objets repose avant tout sur l’expertise du vendeur, et les collectionneurs doivent lui faire suffisamment confiance. À l’inverse, l’antiquaire accepte parfois de vendre à crédit des objets et compte alors sur le sérieux de son client.

Enfin, le risque que les objets de collection redeviennent des marchandises demeure toujours présent à l’esprit des collectionneurs. La plupart d’entre eux éprouvent une même angoisse au sujet de l’avenir de leur collection. Ils craignent que leurs enfants ne partagent pas leur goût pour l’art et décident de vendre leurs œuvres après leur mort. Tel collectionneur sénégalais a envoyé quelques pièces de sa collection à ses enfants installés aux États-Unis, mais ces derniers les lui ont retournées parce qu’« elles prenaient trop de place ». Tel autre envisage de faire don de sa collection à un musée africain pour qu’elle ne soit pas dispersée et reste sur le continent africain. On bascule ainsi de la question de l’héritage à celle d’un patrimoine à conserver sur place. La valeur patrimoniale des collections est également mise en avant par Touba Sene, grand antiquaire et collectionneur dakarois, qui estime à près de 10 000 le nombre d’œuvres d’art en sa possession (pour moitié des œuvres d’art traditionnel) : « Ce n’est plus une collection, c’est un patrimoine. » Il cherche donc des soutiens pour ouvrir un musée. Le critère quantitatif explique le saut qualitatif : l’activité de collection n’est plus seulement affaire d’attachement personnel aux objets, elle participe désormais à la fabrique d’un patrimoine culturel qu’il importe de partager.

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