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L’art primitif réapproprié ? Les collectionneurs d’art africain en Afrique de l’Ouest

En 1977, le Guinéen Alpha Ibrahima Sow s’interrogeait avec regret : « Comment se fait-il que, même en cette période postcoloniale, les grands collectionneurs, commentateurs et théoriciens des arts nègres soient toujours des Occidentaux ? » (Sow, 1977 : 10-11). Il dénonçait un fait communément admis : l’absence de collectionneurs d’art africain en Afrique. Collectionner l’art des sociétés non occidentales est en effet une activité généralement perçue comme proprement occidentale et caractérisant une sensibilité spécifiquement moderne. L’idée de James Clifford que les collections constituent « une forme de subjectivité occidentale » (1996 : 220) est aujourd’hui largement acceptée. Une sorte de grand partage existerait, selon lequel des objets seraient produits là-bas et collectionnés ici : sociétés sans collectionneurs d’un côté, sociétés avec collectionneurs de l’autre.

Depuis la fin des années 1980, cette vision du monde fait l’objet de nombreuses remises en cause. La critique postmoderne – dont relèvent les travaux de Clifford (1996) mais aussi ceux de Jeremy MacClancy (1988) ou de Sally Price (2006) – vise à déconstruire le primitivisme des collectionneurs et à dénoncer les rapports de pouvoir et d’autorité qui structurent le marché et les études des arts extra-occidentaux. Elle occulte cependant l’existence de collectionneurs non-occidentaux car les objets ne sont pas seuls à voyager et ne le font pas dans un sens unique : l’ensemble des pratiques, des savoirs et des émotions qui caractérisent l’activité de collection circule également. Si, comme l’a noté Clifford, l’histoire des pratiques occidentales de collection permet de comprendre comment « les groupes sociaux qui ont inventé l’anthropologie et l’art moderne se sont approprié les objets, les faits et les significations exotiques » (1996 : 220), en Afrique de l’Ouest, ce sont les pratiques de collection elles-mêmes qui sont exotiques et font l’objet d’appropriations et de réappropriations. S’intéresser à la diffusion dans le temps et dans l’espace de ces pratiques (à leur globalisation) peut permettre de mieux comprendre l’autonomisation du jugement esthétique et le développement contemporain des mondes de l’art en Afrique de l’Ouest.

Certes, le rassemblement d’objets, leur conservation, leur éventuelle monstration selon des procédures précises constituent des actions habituelles dans de nombreux contextes rituels ouest-africains. Krzysztof Pomian (1987 : 37) a d’ailleurs pris l’exemple, parmi d’autres, d’une collection d’outils montrée aux jeunes hommes bambara dans un cadre initiatique pour démontrer l’universalité de l’activité de collection. Certes encore, la conservation et la transmission d’objets sont également centrales dans l’exercice du pouvoir, le modèle du « trésor » valant pour nombre de chefferies traditionnelles en Afrique de l’Ouest, ces regalia étant souvent liés à des pratiques magico-rituelles. Mais, pour ce qui concerne plus précisément les collections d’art africain, l’émergence et la diffusion de pratiques profanes de collection et, corollairement, de la figure du collectionneur ou de l’amateur d’art, sont liées au contexte colonial. Un collectionneur burkinabè précisait ainsi que, « pour désigner les pratiques traditionnelles, on ne peut pas parler de collection mais plutôt d’héritage ».

es pratiques de collection d’art africain à proprement parler coïncident avec l’apparition d’une élite intellectuelle locale à partir des années 1930, et plus encore au tournant des années 1950. Un petit nombre d’hommes politiques, de magistrats ou d’enseignants commencent à constituer des collections privées d’art africain, à une époque où la tendance est à l’« art nègre » et où carrière politique et défense de la culture sont étroitement associées. C’est par exemple le cas de Léopold Sédar Senghor au Sénégal, mais aussi de Boubou Hama au Niger ou de Toumani Triandé au Burkina Faso. Ces pratiques se développent conjointement à la mise en place de collections publiques, les premiers collectionneurs jouant souvent un rôle dans les projets muséaux de leur pays. La présence de collectionneurs en Afrique de l’Ouest est donc suffisamment ancienne pour remettre en question le grand partage entre sociétés avec et sociétés sans collectionneurs.

Une autre critique postcoloniale incrimine l’occultation des collectionneurs non-occidentaux par les théoriciens de l’art africain occidentaux et incite à réfléchir sur le caractère subalterne de leurs collections. Pour ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, Sylvester Okwunodu Ogbechie a récemment consacré un ouvrage à la collection d’un banquier nigérian, dans lequel il dénonce la « marginalisation » et la « quasi-invisibilité » des collections africaines, ainsi que leur exclusion des « systèmes d’authentification » et du « processus de légitimation » de l’art africain (Ogbechie, 2012 : 57). Selon lui, tout se passe comme si les « objets culturels africains » ne devenaient des « œuvres d’art » qu’une fois arrivés en Occident. Ogbechie en vient à considérer les collectionneurs africains comme les collectionneurs les plus légitimes de l’art de leurs propres sociétés : ils ont « une relation fondamentale avec les cultures indigènes », « un meilleur accès à diverses formes indigènes et contemporaines d’objets d’art spécifiques » (ibid. : 68) et ils comprennent « le rôle important que joue l’art dans les rituels de citoyenneté » (ibid. : 228). Au prétexte que les contextes de production et de réception des objets sont les mêmes – ce qui est discutable –, les collectionneurs du cru seraient ainsi les experts les plus compétents et les mieux autorisés de l’art africain. Cette position remet en cause l’idée selon laquelle tout le monde peut apprécier la beauté des œuvres d’art africain, sans nécessairement avoir de connaissances sur leur contexte de production ou d’utilisation.

Pour qui s’intéresse aux collectionneurs africains d’art africain, deux écueils ou biais ethnocentristes doivent donc être évités. Il est d’abord nécessaire de dissocier les pratiques de collection de l’imaginaire primitiviste qui les caractérise habituellement dans les sociétés occidentales. Les pratiques de la collection d’art africain ne peuvent se comprendre uniquement comme une quête d’exotisme ou une fabrique de stéréotypes sur les sociétés africaines. Ici aussi, comme le défendent Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini dont je partage le « parti pris spécifiquement ethnographique », « il est temps de dépasser la perspective critique pour s’intéresser aux motivations exprimées par les collectionneurs » (2008 : 22). Mais il importe également de se méfier de l’idée selon laquelle les collectionneurs africains d’art africain seraient les propriétaires légitimes des œuvres et les véritables experts de l’art africain. Interroger les rapports de pouvoir ou les stéréotypes d’un côté ne doit pas conduire à les occulter de l’autre. Adopter des pratiques de collection revient en effet à s’approprier de nouveaux rapports aux objets et une certaine vision du monde qu’il convient de questionner.

Étudier les pratiques et les motivations des collectionneurs ouest-africains, et plus généralement les conceptions locales de la collection et de l’art en Afrique de l’Ouest, oblige enfin à s’intéresser aux connexions avec les problématiques religieuses, les enjeux politiques locaux ou le marché transnational de l’art africain. Si quelques références seront faites parfois aux pratiques des collectionneurs occidentaux, le propos n’est pas de développer ici une perspective comparatiste mais de fournir des données ethnographiques sur un sujet quasiment inédit encore. Il s’agit plus largement de pointer une problématique toujours peu traitée en anthropologie de l’art : l’existence, entre le contexte de production ou de création d’œuvres d’art africain et celui de leur réception occidentale, d’un contexte local de réception, d’une zone intermédiaire où des amateurs d’art participent à leur manière à la déconstruction du primitivisme .

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